Obliger les sociétés à rendre compte de leur engagement sociétal, en vertu du principe de la transparence, conduit naturellement à faire intervenir un tiers indépendant pour en faire le contrôle. Une première idée qui vient à l’esprit est de confier la mission d’audit aux commissaires aux comptes. Mais dans quelle mesure une telle solution est-elle possible ?
L’article 201 in fine du code des sociétés commerciales édicte que le conseil d’administration qui établit le rapport de gestion détaillé doit le communiquer au commissaire aux comptes. Il n’existe pas une disposition expresse équivalente pour le rapport d’activité établi par le directoire où l’article 235 du CSC prévoit qu’il est communiqué au conseil de surveillance lequel fera l’objet d’observations aux actionnaires. Mais la lacune est comblée par l’alinéa 1er de l’article 266 du CSC qui énonce que le commissaire aux comptes contrôle « l’exactitude des informations données sur les comptes de la société dans le rapport du conseil d’administration ou du directoire ». Ainsi selon le texte, le commissaire aux comptes n’est amené à se prononcer, que sur un seul aspect du rapport de gestion: la concordance entre les comptes et les informations figurant dans le rapport de gestion (ou celle du rapport de gestion de groupe) ou celles communiquées aux actionnaires ou associés (Mourad Hidri, Rapport de gestion et diligence du commissaire aux comptes, Mémoire d’expertise comptable IHEC, 2017). Les informations relatives aux performances RSE sont donc hors de la mission légale d’audit. Si un décret gouvernemental peut intervenir pour fixer le contenu d’un rapport de gestion, il ne peut pas en revanche étendre la mission du commissaire aux comptes telle que fixée à l’article 266 du CSC.
La loi de 2018 n’a rien prévu pour combler la lacune du droit des sociétés. La proposition de loi qui prévoyait l’obligation pour le commissaire aux comptes de présenter un rapport spécial sur les dépenses engagées par l’entreprise dans les programmes de RSE n’a pas été retenue dans le texte voté. C’est en quelque sorte la conséquence du refus de rendre obligatoire le financement des actions RSE. La même solution était consacrée en droit français à l’aube de la consécration de la RSE en droit des sociétés. Ainsi, un auteur a écrit que « le dispositif mis en place par la loi NRE imposait une obligation d’information mais sans prévoir ni mécanisme de contrôle, ni sanction, ni exigence de certification. Il a abouti à la création de rapports de développement durable, plutôt objets de communication positive que moyens objectifs d’évaluer la qualité de la stratégie de développement durable des entreprises » (Virginie Mercier, Responsabilité sociétale des entreprises, Joly Sociétés, n°240).
En l’état actuel des textes, la situation se présente comme suit. Si le rapport de gestion d’une société (ou d’une société mère) contient des éléments de la politique RSE, la vérification qu’en ferait le commissaire aux comptes est à géométrie variable. Son audit s’exerce dans les limites fixées à l’alinéa premier de l’article 266 du CSC. Dans un avis technique du 4 décembre 2002, le Conseil national des commissaires aux comptes français a distingué deux catégories d’informations sociétales. Concernant les informations chiffrées, le commissaire doit vérifier qu’elles sont en accord avec les comptes annuels ou les comptes consolidés. Concernant les autres informations, il doit se référer à sa connaissance globale de l’entreprise afin de signaler, le cas échéant, des informations manifestement incohérentes (Nicolas Cuzacq, Plaidoyer pour un audit sociétal légal, Revue internationale de droit économique, 2008/1 t. XXII, 1, p. 32.).
La position prise par l’Ordre des experts comptables de Tunisie dans une note d’orientation sur les nouvelles normes d’opinion datée de février 2017 est dans le même ordre. Se référant au paragraphe 22 de la norme révisée ISA 720, la note d’orientation précise que le rapport de l’auditeur doit comprendre a) un énoncé précisant que la responsabilité du rapport de gestion incombe à la direction, b) que l’opinion de l’auditeur ne porte pas sur les autres informations et qu’en conséquence n’exprime pas une opinion d’audit ou quelque autre forme d’assurance que ce soit sur le rapport de gestion, c) une description des responsabilités qui incombent à l’auditeur selon le code des sociétés commerciales de vérifier l’exactitude des informations données sur les comptes de la société dans le rapport de gestion par référence aux données figurant aux états financiers.
Indirectement à travers une analyse des risques environnementaux et des provisions à constituer par la société pour y faire face, le commissaire aux comptes peut donner une opinion sur un aspect de la responsabilité sociétale d’une entreprise (Catherine Malecki, Informations sociales et environnementales : de nouvelles responsabilités pour les sociétés cotées ― Dalloz 2003 p. 818).
En l’absence d’un texte réglementaire imposant de respecter un certain contenu et un format dans la communication RSE dans le rapport de gestion, le commissaire aux comptes en tant qu’auditeur de la régularité, ne peut exercer son contrôle et vérifier si le rapport de gestion est élaboré d’une manière conforme à des référentiels normatifs, même pas ceux cités à l’article 1er de la loi RSE.
Une société peut contractuellement confier à son commissaire aux comptes une mission spéciale d’audit de la déclaration RSE. Il ne semble pas qu’il y ait incompatibilité avec la mission légale de commissariat aux comptes.
Sans préjudice des mêmes solutions, la situation sera légèrement différente en présence d’un règlement normalisant le contenu d’une communication RSE. Sans attendre une modification de l’article 266 du CSC, qui risque de tarder, le commissaire aux comptes doit vérifier l’existence de la communication RSE et mentionne, le cas échéant, l’absence ou le caractère incomplet des données non financières. Il en fait la remarque au gérant ou au conseil d’administration et à défaut de régularisation, les irrégularités constatées seront consignées dans le rapport général présenté à l’assemblée générale. Son audit s’arrête à ce niveau. Le contenu des déclarations RSE figurant dans le rapport de gestion ne sera pas soumis à vérification de sa part.
Pour les sociétés faisant appel public à l’épargne, les informations contenues dans le rapport de gestion et intégrées dans le document de référence, lorsqu’il existe, font également l’objet d’un contrôle du CMF au titre de sa compétence en matière d’information financière.
L’article 4 de la loi 2018-35 prévoit la création au niveau régional d’un comité de pilotage des projets de RSE. La loi lui donne compétence de fixer les priorités régionales mais elle ajoute qu’un décret devra fixer sa composition, ses attributions et ses prérogatives en respect des principes de neutralité, d’indépendance et de responsabilité. Le décret d’application n’est pas encore édicté. Les travaux préparatoires de la loi indiquent que le comité de pilotage est destiné au contrôle des fonds mobilisés par les entreprises au titre de leur engagement sociétal. C’est dans ce sens qu’il faut lire les articles 2, 3 et 4 de la loi. Mais au-delà de cette mission, on se demande si le décret d’application n’ira pas jusqu’à habiliter plus généralement les comités de pilotage régionaux à donner, en tant que tiers indépendants, une mission d’émettre un avis sur la communication RSE des sociétés établies dans leurs zones de compétence. Il y a lieu de le souhaiter. Ça sera une consécration de la théorie des parties prenantes. Les difficultés juridiques de la mise en place de ce pouvoir de contrôle par voie réglementaire sont double : l’absence d’un droit d’accès aux rapports de gestion individuels du moment où leur dépôt au registre national des entreprises n’est pas obligatoire et l’impossibilité de reconnaître au comité de pilotage des prérogatives d’investigation au sein des sociétés.
La question relative au contrôle des informations RSE est distincte de celle de la sanction de leur absence, incomplétude, inexactitude ou défaut de sincérité. Pour le moment, les législations comparées s’en remettent à une application des règles de droit commun. Une auteure rapporte toutefois qu’en Angleterre, il a été prononcé une interdiction d’exercer dans les rues de Londres faite à la compagnie de voitures avec chauffeur Uber. En septembre 2017, la société s’est fait signifier par l’autorité des transports londonienne (TFL), qu’elle se voyait retirer sa licence d’exploitation pour manquement aux enjeux et valeurs de la RSE. Khan. L’affaire de Londres marque un tournant car c’est la première grande décision d’une autorité de régulation qui met la RSE au cœur du contrat commercial. (Virginie Mercier, op., cit., n°24).
En droit français, la seule procédure spécifique est une injonction sous astreinte contre les dirigeants à titre personnel pour vaincre leur carence à établir leur communication RSE (Blandine Rolland, Le reporting social, sociétal et environnemental : regards critiques, Bulletin Joly Sociétés, n°04, avril 2014, p. 287, n°36). Nous n’avons pas en droit tunisien un cadre légal général aux procédures d’injonction. La solution française ne peut être transposée par voie réglementaire car la matière relève du domaine de la loi.
La situation des sociétés faisant appel public à l’épargne est différente puisque le Conseil du marché financier dispose d’un pouvoir d’injonction à leur encontre. Il peut user de ce pouvoir directement en ordonnant, conformément à l’art 32 de la loi de 1994, aux sociétés et organismes défaillant de procéder aux publications légales et réglementaires. Ensuite, son pouvoir d’injonction peut être exercé d’une manière indirecte. En effet, il ressort de l’art 44 de la loi de 1994 que le Président du tribunal de première instance de Tunis peut, sur demande motivée du Président du Conseil du marché financier, ordonner par voie de référé à toute personne dont les agissements contraires aux lois et règlements sont de nature à porter atteinte aux droits des épargnants en valeurs mobilières et produits financiers placés par appel public à l’épargne, de mettre fin à ces agissements. Il peut aussi, pour les mêmes raisons et dans les mêmes conditions, ordonner par voie de référé aux personnes visées de faire ce qu’exigent les lois et règlements.
Les rapports annuels du Conseil du marché financier présentent régulièrement les résultats du contrôle du contenu des rapports annuels d’activité des sociétés faisant appel public à l’épargne et le degré de leur conformité aux exigences du règlement de l’appel public à l’épargne. Il ne semble pas que le Conseil du marché financier ait eu l’occasion de prononcer des sanctions à l’encontre des entreprises défaillantes en matière d’information. Tout comme l’Autorité du marché financier française, il préfère la persuasion à la sanction et recours à des recommandations.
Sans trop s’étaler sur l’application en la matière des sanctions de droit commun, il a été par exemple soutenu qu’il est possible pour une société d’agir contre une autre en concurrence déloyale si jamais la communication RSE est mensongère ou incomplète en présence de normes fixant son contenu. Au plan pénal, la société défaillante peut être poursuivie pour publicité trompeuse (Emmanuel Daoud et Julie Ferrari, RSE et droit pénal, Revue Lamy droit des affaires, n°100, janvier 2015, p. 74).
Les développements précédents conduisent à conclure que le droit de la RSE en Tunisie est à ses débuts et à construire. Il est impératif que les pouvoirs publics prennent les textes d’application visés par la loi de 2018 et de les compléter par un dispositif normalisant les rapports de gestion des sociétés et groupe de sociétés. C’est le minimum requis à défaut duquel la notion de loi est dévalorisée.
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